VISITE AU CONSULAT
Mai 2018
J’arrive à la gare de Chicago à 15h, et mon avion est à 20h; je devrais être correct. La station de métro avant celle de l’aéroport O’Hare s’appelle Rosemont, comme mon quartier. Ce serait bien si c’était aussi simple. Un petit tunnel et hop, dans mon appartement.
Petit rappel. Il y a deux mois, au début de ce voyage, j’ai perdu mon sac à dos avec passeport, porte monnaie, appareil photo, téléphone… Un coup de fil à l’ambassade d’Australie à Hawaii, qui s’occuper des canadiens (normal), au cours duquel je fait confirmer trois fois que le rapport de police avec une pièce d’identité allaient être suffisants pour prendre l’avion.
Je porte mon visage de confiance en arrivant au comptoir d’enregistrement de l’aéroport, où je suis accueillie par une ukrainienne souriante en formation, accompagnée de son formateur au visage sympathique. Ça part bien. Il part vérifier mes papiers pendant que la préposée me parle de la situation politique de son pays, histoire de me faire patienter. Le gentil monsieur revient. Je le trouve moins sympathique quand il me dit que je ne peux pas prendre l’avion sans un laissez-passer du consulat. Je vois rouge et lui raconte ma discussion avec l’ambassade. Il est désolé, mais catégorique. Il n’y a personne d’autre à qui parler, et, au fait, le consulat est fermé à cette heure. Mon air décontenancé me donne droit à un échange de billet gratuit pour le lendemain, une nuit offerte au Hilton de l’aéroport, des coupons repas, et l’adresse avec horaires et directions du consulat. Peut-être que les deux derniers jours de douche à la lingette et de sommeil dans un fauteuil de train ont contribué à leur compassion.
Une fois à l’hôtel, je me dépêche de prévenir mon amie de ne pas venir me chercher à l’aéroport, mes locataires qu’ils ont l’appartement une nuit de plus, et mes parents qui sont sûrement en train de s’inquiéter par anticipation.
J’utilise toute l’eau de l’hôtel pour me redonner un air humain. J’avoue que j’étais pas très à l’aise à l’idée de prendre l’avion en émanant cette puanteur. J’utilise mon coupon pour manger au restaurant de l’hôtel avec ce que j’image des voyageurs d’affaire solitaires. J’envisage une demie-seconde d’aller passer la soirée en ville, avant de m’écrouler dans un sommeil profond que je n’avais pas côtoyé depuis longtemps.
Le consulat du Canada est dans une grande tour. À l’entrée, le réceptionniste me fait parler au téléphone avec les bureaux, pour vérifier que j’ai une bonne raison de les déranger. Au vingt-quatrième étage, un homme me dit que mon papier demande trois jours de traitement. Je réexplique ma situation et essaie d’avoir le ton le plus décidé possible quand je lui dis que mon avion et dans l’après-midi et que je compte bien le prendre. Le commis fait venir son supérieur, avec qui ils vont jouer le bon et le méchant flic, me faire remplir tout un tas de papiers qu’ils corrigent à l’encre rouge, comme à l’école (manque de majuscule, accent que je ne pensais pas obligatoire sur Montréal…).Le mauvais flic, lui, me fait la morale sur les dangers de l’auto-stop et l’importance d’un passeport. Il me regarde droit dans les yeux et me demande comment au grand Dieu j’ai pu en arriver à me risquer à faire du pouce ? Je marque une seconde de pause, pendant laquelle je me concentre sur le fait qu’il est ma seule chance de rentrer à la maison, et finis par dire: je devais aller d’un point A à un point B et vous êtes pas forts sur les bus à Hawaii. Ça lui semble extravagant comme réponse, mais pas assez pour poursuivre. Sa leçon de morale paraît lui convenir comme raison de s’être levé de sa chaise, et il m’accorde un service en accéléré.
Remplissage de papiers de 9h à 11h.
- Connaissez-vous à Chicago un citoyen canadien depuis plus de deux ans?
- Non.
- Ok, ça fera un bonus de 50$. On a besoin du numéro de téléphone de vos répondants.
- J’ai perdu mon téléphone avec tous les numéros dedans.
- Ok, on peut ressortir votre ancienne demande.
- Donc vous avez la preuve que je suis citoyenne canadienne.
- Oui, mais ça fera 176$ quand même, plus allez faire deux photos de passeport.
Je retiens les lasers dans mes yeux et vais à la pharmacie la plus proche. Je m'assois sur un tabouret. Ne souriez pas. Ça va être facile. La photographe me dit que je dois avoir l’habitude de par mon efficacité à poser. J'en suis pas à ma première photo de visa pour mon pays d’adoption.
De retour au consulat, on me dit de revenir à 13h30, car ils doivent envoyer ma demande. Mon avion est à 15h40… Je réussis avec peine à m'asseoir le temps de manger un sandwich, et passe le reste du temps à marche de long en large dans un centre commercial. Je n’ai pas de plan de la ville, pas envie de me perdre, rien envie de faire.
13h15. Je dis au mauvais flic que je sais que je suis en avance, mais je prends une chance. Il me dit qu’il a reçu mon papier, mais là il mange, alors je dois patienter. Je ne suis plus capable de la moindre réaction. Je m’assois et espère que, au moins, sa position de pouvoir le fait se sentir bien. Quelques minutes plus tard, le bon flic me voit et m’apporte mon papier, plus cher qu’un passeport, et à usage unique. Il me remercie de tolérer son français et me souhaite bonne chance. T’es vraiment gentil bon flic.
Trop tard pour le métro, j’ajoute à mes dépense un taxi. Le chauffeur est nigérian qui me parle d’Afrique, d’immigration, de soleil et de neige. Il n’a pas plus vu de lion dans les rues chez lui, qu’on ne voit d’ours dans celles de Montréal. Juste au zoo.
50$ plus tard, je cours chercher mon sac à l’hôtel, puis me retrouve devant Christine l’ukrainienne, et Paul, son formateur, qui sourient en me voyant et m’accueillent d’un “you made it!”. Le douanier aux bagages hésite un instant, histoire de rajouter du suspense, puis me laisse passer. À la porte d’embarquement, l’hôtesse au sol me gratifie d’une “good luck darling”.
À l’aéroport de Montréal, on m’envoie de garde en garde, sans trop savoir quoi faire de mon cas. Finalement il y en a un qui connait le papier que je tiens fermement dans mes mains. Il lui appose une étampe et me dit “aussi simple que ça”. Veux-tu que je te raconte mes dix dernières semaine? Extraordinaires? Oui. Simples? Non.
À chaque retour de voyage, j’ai l’impression de mettre du temps à être complètement là. Pour l’instant, mon bras gauche est à Hana, le droit à Portland, une jambe à San Francisco, l’autre à Yosemite, mon nez à Monterey, mon oreille sur un volcan dans le Pacifique et mon cou dans un train, quelque part au Colorado. Quand je serai toute là, il sera temps de m’éparpiller à nouveau.