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LE MAGNIFIQUE ZEPHYR

Mai 2018

      J’ai toujours aimé prendre des trains. Peut-être parce qu’ils sont communs en Europe et me manquent au Canada, ou peut-être à cause des légendes que sont l’Orient Express ou le Transsibérien. En tout cas, dès que je me suis décidée à aller à San Francisco, j’ai ressorti un article que j’avais adoré, qui parle du fabuleux Zephyr, qui relie San Francisco à Chicago en 51 heures pour 172 US$. Tout est réuni: le glamour, le paysage, l’aventure, le petit prix.

 

      Le Zephyr, au départ nommé CZ, a été inauguré le 19 mars 1949. Après un bref arrêt de service d’un an en 1970 à cause de la concurrence des avions et automobiles, il revient en force avec son nouveau nom. Il traverse les états de Californie, Nevada, Utah, Colorado, Nebraska, Iowa, puis Illinois. 

      Son vrai point de départ est à Emeryville, à trente minutes de bus de San Francisco. J’avoue qu’à son arrivée en gare, il me paraît sale, vieux et sans le charme de l’ancien temps. Les contrôleurs séparent les “sleepers” qui dorment en couchette, et les “coach”, moi, qui dorment sur des fauteuils; puis ceux qui vont jusqu’à Chicago de ceux qui embarquent pour un petit trajet. Bonne nouvelle, les fauteuils sont larges, moelleux et inclinables dans un angle respectable pour espérer dormir; et munis un repose pied ajustable! Mauvaise nouvelle, le wifi annoncé est inexistant.

      Les autres voyageurs sont de tous âges, de la fille début vingtaine qui retourne vivre chez ses parents après ses études, aux retraités qui vont visiter leurs petits-enfants, en passant par ceux qui ont peur de l’avion, ou ceux qui font régulièrement ce trajet par amour du paysage.

     Le train n’est pas très long: deux voitures coach, trois sleepers, une pour le personnel, une panoramique (ma préférée), et une restaurant au milieu. Parfois, des virages permettent de voir les deux bouts du train en même temps par la fenêtre. La sortie de la ville nous emmène en banlieue, qui doit vivre au son du crissement des vieilles roues sur les rails, puis le long de la côte de San Pablo, donnant une vue sur une quantité de ponts. Je n’avais jamais pensé à toutes les catégories de ponts: un ou deux étages, trottoir ou pas, droit ou incurvé, cordages… Toute la panoplie défile devant nos yeux.

      Je passe une bonne partie de la journée dans la voiture “lounge”. Les sièges font face à la baie vitrée, et peuvent pivoter si l’envie nous prend de parler à notre voisin. Je suis hypnotisée par ce cyclorama qu’est le Sierra Nevada, en écoutant le conducteur nous énumérer les pauses cigarettes, le menu du restaurant et combler les silences par une description du paysage et des anecdotes. J’avais tout prévu pour contrer l’ennui : deux livres, podcasts, snacks, journal à écrire… mais la vue est ma principale amie. Le livre-western que j’avais acheté à Portland du comptoir “recommandation des employés” prend vie dans ce paysage, tandis que je me demande comment tout ce chemin de fer a pu être construit il y a plus de cent ans. Les architectes ont dû se faire traiter de fous! Le conducteur nous parle des anciennes cabines en haut des montagnes, où des solitaires vivaient et surveillaient l’apparition de feux et je repense à des passages de Dharma Bums de Jack Kerouac, qu’on m’a fait lire en début de voyage. Le personnage principal, Ray, vit dans une de ces cabines le temps d’un été pour méditer et écrire dans la solitude complète. Il n’y a rien d’humain, ou presque, à perte de vue, et des névés sont parsemés sur une terre qui paraît aride. Le trajet est entrecoupé de tunnels qui plongent le train dans une noirceur totale et inoffensive.

      La voiture coach est l’espace dodo, comme la salle de sieste à la maternelle. Celle lounge sert de salle à manger, d’espace de rencontre et de méditation, de théâtre vivant. Arrivé à Donner Lake, il neigeote. Le Nevada est un désert vallonné et sec. Les villes ressemblent à des maisons de sable. Les plaines laissent la place à un ciel gigantesque. Contrairement à l’océan, le terre ici sert d’emphase sur l’immensité céleste. Comment ce pays aux villes si densément peuplées épargne de si grandes terres? S’ils arrivent à créer Vegas au milieu du désert, rien n’est impossible. Je vois quelques étendues d’eau, mais pas d’animaux. J’imagine facilement des troupeaux de bisons à la course, faisant trembler le sol dans un nuage de poussière, à la recherche d’eau et de proies, ou simplement pour se dégourdir les jambes en gang. De rares lignes électriques et une route peu fréquentée semblent suivre les rails. 

Ainsi passe ma première journée, à toute vitesse, en opposition au train qui prend son temps, à essayer de trouver de la place dans mes yeux pour l’ampleur de l’ouest américain.

 

     

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Je me réveille dans l’Utah après une nuit fraîche. À la gare d’Emeryville, une agent d’Amtrak avait insisté sur le fait que les nuits sont froides dans le train, mais que la compagnie vend des couvertures pour 10 dollars au comptoir. Une fois dans le train il sera trop tard. C’est notre dernière chance d’en acheter. It DOES get cold on the train! J’ai cru à un complot de marketing, mais c’est absolument vrai; la nuit, quand il n’y a plus de soleil pour chauffer les vitres, il fait frais. J’ai passé le nuit à penser à mon sac de couchage qui est dans mon bagage enregistré au départ du train, comme dans un aéroport, et entreposé dans ce qui sert de soute. J’aurais été si bien dans mon duvet. À la place, j’ai troqué l’option coussin de ma doudoune pour l’enfiler et ai adopté la position de foetus qui rappelle le confort maternel. Malgré tout, j’ai assez bien dormi, et me réveille, donc, dans l’Utah.

      Le paysage ressemble à un mini canyon. Des truck stop au milieu du désert semblent épeurants, mais indispensables. L’importance de points de ravitaillement et de repos est impérative pour ces routiers de l’extrême, mais mon ventre devrait crier famine de manière violente pour me faire entrer dans un de ces établissements. Après tout, peut-être que mes préjugés sont erronés, et peut-être que l’intérieur est rempli de gentlemen sirotant un diabolo fraise, assis à une table à napperon en dentelles, surmontée d’un bouquet de roses (ou d’un cactus). As-tu vu l’antilope sur le bord de la 70? J’ai eu envie de m’arrêter et lui donner un bout de mon BLT.

      S’ensuit une mini ville. Ici, rien ne se fait à pieds, ça prendrait quarante cinq minutes d’aller acheter du lait, et je doute de l’existence de trottoirs. Les picks up et les quatre roues semblent les seuls moyens de transports.

      Le train s’arrête à Grand Jonction, à la frontière du Colorado. J’en profite pour aller prendre l’air, suivant les directives du conducteur qui nous rappelle à plusieurs reprises qu’il y a un magasin à la gare. Allez-y, je dis ça pour vous, il vous manque sûrement quelque chose. Je suis le flot humain qui se rue vers les friandises, couvertures et cartes postales, mais ce qui m’attire c’est l’air frais, et l’idée de poser le pied sur le sol du Colorado. Et des toilettes immobiles! Le conducteur n’ayant jamais donné une durée précise de l’arrêt, je reste proche du train. Ce serait ballot!

Les Rocheuses commencent à se laisser entrevoir derrière les montagnes de terre. Entre deux pics, une gigantesque montagne menaçante s’élève dans la grisaille des cieux, comme une autorité qui surveille depuis les hauteurs. Elles m’appellent, me chantent la bienvenue comme le joueur de flûte de Hamelin. Si ce n’était du train, je serais en train de marcher vers elles.

      Pour le lunch, je m’offre le luxe du wagon restaurant. Il y a une limite aux snacks qu’on peut s’apporter dans un train, et ça fait partie de l’expérience. La serveuse m’assoit à la table des célibataires, avec deux femmes et un homme, qui n’en sont pas à leur première ride de train. L’une d’elle est couturière. Elle va de l’autre côté du pays dans une friperie connue des stylistes, où elle pourra acheter du linge à retoucher et utiliser pour des ballets, théâtres, et autres mises en scènes sur lesquelles elle travaille. Elle émane une aura de grande dame, enrobée de tissus simples et délicats. L’autre femme fait ce trajet régulièrement depuis qu’elle a seize ans, entre les membres de sa famille qui vivent de chaque bord de ce pays, et vit par ce périple son amour de la nature sauvage et de son histoire. Pendant qu’on mange un repas surprenamment bon, on observe les raftings sur la rivière animée, et les bateaux de pêcheurs sur les bouts plus calmes.

      De retour dans le voiture lounge, je fais la connaissance d’une couple qui, par peur de l’avion, fait l’aller-retour à Hawaii depuis la côte est. Trois trains en quatre jours, plus quatre jours de bateau dans chaque sens. Ils confirment l’adage qui dit que le voyage n’est définitivement pas la destination, mais le trajet. 

Après la rivière, c’est le tour des terrains de découpage et d’entreposage d’arbres. Des troncs à perte de vue. La terre est sèche et la température semble basse. La ville est entourée de montagnes enneigées. Le conducteur continue de raconter des anecdotes et de commenter le trajet. Il nous rassure sur un tunnel particulièrement long que nous allons emprunter. Don’t worry, it’s normal.

Peu après Denver, le train quitte la zone montagneuse et entre dans les plaines par une frontière nette. La vitesse accélère, et le ballottement du train avec.

 

      Dans la nuit, je sens une main me tapoter le pied. C’est l’homme de l’autre côté du couloir qui me tend une couverture. Une agréable surprise reçue dans un demi sommeil qui ne comprend pas bien ce qui se passe, mais qui adore la chaleur. 

      Je me réveille dans l’Iowa. On dit que l’horaire a été décidé pour que le voyageur voit du beau paysage. Le Nebraska en entier a été jugé négligeable au point d’être caché par le manteau de la nuit… Il est fort probable que je n’aille jamais vérifier si Amtrak a raison ou pas. Je m’excuse Nebraska.

      À peine redressée sur mon siège, une famille de Amish traverse le wagon, et mon voisin sauveur, me tend un frappucino que je décline, puis une budweiser en me disant “too early”? Yes, too early, but thank you.

     L’Iowa est remplie de plaines, comme le Nevada, mais cultivées. Son manque de divertissement m’aide à rattraper mes deux mois de sommeil en retard et j’affronte l’agitation du train uniquement pour aller manger.

      Tous ceux à qui j’avais parlé de mon projet de cinquante et une heures de train m’ont pris pour une folle. Une fois dedans, il n’y a rien de plus normal. En fait, il n’y a rien de normal ou d’extravagant, juste une question de perspective.

      Une fois arrivée à Chicago, j’aurais pu continuer, prendre un autre train pour Montréal. J’y avais pensé et aimé l’idée de traverser tout le pays par les terres, mais avais eu peur de ne plus être capable d’être assise. J’ai donc acheté un billet d’avion, et ai finalement pas mal hâte de dormir dans mon lit ce soir.

 

      J’avais presque oublié avec le temps que je n’ai plus de passeport; mais aujourd’hui, je ressens ardemment son absence. L’arrivée au Canada ne m’inquiète pas, mais quitter les États-Unis, oui. J’écoute le podcast de La Frousse autour du monde pour me calmer de l’angoisse de la frontière et de la tristesse de finir l’aventure. Tandis que j’attends mon sac, Bruno Blanchet me dit à l’oreille “les voyages, c’est toujours partir, toujours quitter.” C’est bien vrai ça Bruno.

Zephyr
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