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Kuujjuaq

KUUJJUAQ

LE GRAND NORD

octobre 2018

 

    C’est l’histoire d’un voyage né d’un chauffage défectueux, et de deux filles en pyjama et bouillottes qui posent des questions sur le grand Nord à un pilote d’avion.

   En travaillant en région, ma collègue Emilie et moi nous sommes retrouvées sans chauffage dans notre chalet au mois humide d’octobre. Quand le propriétaire Mathieu arrive pour le réparer au soir d’une dure journée de travail, on se retrouve à parler de pourquoi il est en short et gougounes alors que nous nous réchauffons près du feu. Il revient de Kuujjuaq. Telles deux voyageuses en manque, on le harcèle de questions, tellement que quelques jours plus tard il revient avec une offre: nous faire profiter de ses billets pour amis et famille à 10% du prix (donc 300$ au lieu de 3000$). Mets-en que ça nous intéresse ! On capotera sur le froid qui nous attend plus tard.

 

   Les préparatifs ne sont pas si simples:

- trouver un logement autre que l’un des trois hôtels du village à 250$ la nuit.

- quoi faire là-bas ? Il n’y a pas vraiment de site sur le tourisme au Nunavik.

- apporter de la nourriture car c’est hors de prix là-bas.

- du linge chaud.

- un trépied de caméra pour photographier les aurores boréales.

Je sors naïvement mon sac 46L. Bien sûr que non. Mon sac 55L? Non, Ce sera mon sac 70L, plus un autre petit sac, les deux remplis à la limite de la fermeture éclair.

Dimanche

 

   Le jour du départ, j’attends le bus sur la rue Pie IX devant un beau lever de soleil sur le parc Maisonneuve, l’air d’avoir très peur des 2⦁C celsius avec mon gros manteau, bottes et tuque. Le parc olympique est d'un beau ton oranger. À l’arrêt d’autobus je commence à parler avec une vieille dame qui va voir son mari à l’hôpital. Des décennies d’expérience ont marqué son visage et pesé sur ses épaules. Elle n’a pas peur de l’hiver qui s’en vient, à part qu’elle n’aime pas se faire relever par un homme quand elle glisse sur le verglas. Elle me souhaite bon voyage pendant que je descends vers le métro. Mais voilà: bus en retard = connexion avec le métro ratée + c’est dimanche matin il a y peu de métros = la 747 nous passe sous le nez quand je rejoins Émilie à Lionel Groulx. Fait que je nous paie un taxi, je me sens responsable.

   Au comptoir d’enregistrement à l’aéroport, on doit dire que nous sommes des amis de Mathieu, qui nous a mis des billets de côté (tout en ayant toujours été très vague sur les détails). Il est supposé être sur le même vol pour que les billets soient valides, mais en réalité il ne l’est pas puisque son horaire a changé. Heureusement le commis a l’air nouveau, ce qui rend l’enregistrement laborieux, mais sans questions. Notre plan B d’aller bruncher si tout tombait à l’eau n’aura pas à être exécuté.

   Les départs pour le nord sont au sous-sol. On attend à la porte 19, jusqu’à ce que trois personnes se lèvent spontanément pour embarquer, sans appel de l'agent de bord. Juste trois, pas les dix autres assises devant la même porte... On se présente, prêtes à faire les ignorantes. On nous fait passer. Quelques pas sur le tarmac et on monte dans un petit avion cargo dans lequel il y a un espace contenant douze sièges pour les voyageurs nordiques. On y retrouve les trois Inuits qui avaient tout compris avant nous. Qu’attendaient les autres ?

   Les deux heures de vol qui nous amènent à cette partie de la province non accessible par la route laissent le temps à l’hôtesse de l’air de nous servir un repas qui bat ceux des compagnies transatlantiques à plate couture. Je lis le magazine de l’avion en français-anglais-inkituk, langage qui se situe entre les hiéroglyphes et un message d’erreur informatique.

 

    Kuujjuaq ! Des terres enneigées à perte de vue. Un petit aéroport aux tons neutres avec le nom de la ville en grosses lettres vives qui détonne de tout le reste. Comme la ville. Anne, la blonde d’une collègue, nous attend. Émilie l’a déjà rencontrée une fois il y a six mois. Pas moi. Elle nous a trouvé un appartement où vivre le temps de notre séjour. Il est à une de ses collègues présentement en vacances à Montréal, aussi appelé “le sud”. Elle vient d’y emménager et il y a peu de vaisselle et de meubles, mais l’essentiel est là. Et ce qu’il manque, Anne nous le prête. On s’attendait à une bicoque mal isolée, on a une grand appartement rénové et bien trop chauffé, comme partout où on ira. La couverture et la bouillotte que j’ai amenées resteront dans mon sac. De gros bagages, c’est bon pour le dos de toute façon.

    Après avoir déposé nos sacs, Anne nous promène en voiture dans la ville. C’est un rassemblement de baraquements, tous plus ou moins identiques, mais de toutes les couleurs d’une boîte de crayons. Il n’y a pas de noms de rues, juste des numéros sur les portes. On va ensuite au “Canadian Tire”, un énorme chaos déchèterie organisé. Les frigidaires ici, la vieille ferraille là, le plastique là-bas, les pièces de voiture par ici… Les corbeaux veillent et le magasinage commence. Macgyver pourrait bâtir un parc d’attraction avec tout ça, et il en resterait.

 

    On va ensuite chez Anne pour manger, jusqu’au coucher de soleil… à 15h45. Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir faire dans cette ville sans attraction ? Anne lance l’arbre à courriels. Il n’y a pas de réseau cellulaire ici, ni de 3G. Les moyens de communication sont le téléphone maison et les courriels par wifi. Ça fait que les cellulaires ne sonnent jamais, et c’est reposant. Quand le monde n’arrive pas à se joindre, ils passent les uns chez les autres, à l’ancienne. Après un tour à l’épicerie aux étagères au tiers vides, on va chez Amandine, où nous retrouve aussi Isabelle. Ensemble, on joue à L’Osti de jeu, la version québécoise de Cards against Humanity. Le parallèle avec une soirée que j’ai vécue au Panama à y jouer dans un lodge au milieu de la jungle avec du monde rencontré la journée même est amusante. Deux climats, deux environnements complètement différents, même plaisir.

    Les trois filles sont aussi “du sud” et nous parlent de leur manière de vivre l’éloignement et le partage avec la communauté inuit. C’est exactement comme l’immigration. Elles doivent adapter leur manière de travailler et de vivre à la culture locale, sans abandonner leurs racines.

    Après que Anne nous ait ramenées chez nous, on ressort avec Émilie dans l’espoir de voir une aurore boréale. Il y a une alerte aux aurores, mais le ciel est couvert et on rentre bredouille après une heure à errer dans la ville endormie. Peut-être demain ?

 

Lundi

 

         C’est férié aujourd’hui, en commémoration de la convention de la Baie-James. Anne peut donc passer la journée avec nous et nous en apprendre un peu plus sur la région. Elle nous explique que, bien que les inuits sont, à raison, rancuniers envers les blancs qui les ont “rééduqués”, volé leurs enfants et tuer leurs chiens (pour les rendre sédentaires), ils ont gardé leur croyance chrétienne imposée. Ça explique les 4 églises pour 3000 habitants, et beaucoup de croix en guirlandes lumineuses sur les portes des maisons. Le dimanche matin, les rues sont désertes et les lieux saints remplis.

      Dans la tradition inuit, les tatouages sont des marques d'accomplissement chez les femmes; la maturité sexuelle, le mariage, divers aptitudes physiques et mentales. Les femmes enceintes avaient l'habitude par exemple de se tatouer les cuisses, pour donner une première vision agréable à leur enfant. Quand les anglais sont arrivés pour "éduquer" ce peuple, ils leur ont dit que la Bible condamne ceux qui marquent leur corps. S'en est suivi évidemment des années de culpabilité et de remise en cause. Ça m'a été raconté par une inuit rencontrée plus tard. Elle m'a expliqué que l'histoire de tous les tatouages traditionnels ne sont plus transmis, et qu'on ne sait donc plus ce qu'ils voulaient dire. Alors cette femme a décidé de repartir la tradition de la décoration du corps, en donnant elle-même une signification à ses dessins. Elle a par exemple deux lignes se rejoignant à côté de ses yeux, symbolisant le moment où elle a arrêté de boire et commencé à y voir plus clair dans sa vie, le moment où elle s'est concentré sur l'avenir.

    Quand au traitement des chiens, c’est encore un problème aujourd’hui dans la relation Inuits/Blancs. Les premiers n’ont pas la même définition d’animal de compagnie que les deuxièmes. Ici les chiens vivent dehors et n’ont pas de collier. Ils sont libres de leurs mouvements, même s’ils appartiennent à quelqu’un. Parfois, un blanc passe et décide de recueillir un chien qui le suit et qu’il pense abandonné. Le sauvetage pour les uns et un enlèvement pour les autres.

   La question de la nécessité des Blancs ici est aussi complexe. Au Nunavik, il n’y a pas d’université, et leur secondaire n’est pas reconnu dans le sud. Les emplois nécessitant un niveau d’études supérieures sont donc donnés aux Blancs. Cependant, la plupart de ces postes correspondent à un système gouvernemental qui a été imposé à la région. Le Blanc s’est lui-même rendu indispensable.

 

   Dans l’après-midi, on prend la route du Nowhere. C’est une route non terminée, à laquelle on ajoute quelques mètres chaque année pour un jour rejoindre le port. Trois fois par an, un bateau apporte du sud ce qui n’est pas transportable en avion. Le fleuve n’étant pas assez profond vers la ville, le bateau s’arrête au plus proche, puis des petits bateaux-navettes font des allers-retours pour le dernier tronçon. La route terminée simplifiera les choses.

 

   On fait quelques arrêts en chemin pour respirer l’immensité. Il y a une sensation addictive à être dans cet espace infini, hostile et plein de ressources cachées. Il fait juste -11⦁C et j’essaie d’imaginer cet endroit dans deux mois, par -45⦁C. On continue ensuite vers le lac Stewart, dans la perpétuelle lumière de coucher de soleil que lui donne notre latitude. Le lac est recouvert d’une fine couche de neige, sur une grosse épaisseur de glace noire. C’est un peu angoissant, cette abysse obscure en dessous de nous. Il y a deux jours, je suis tombée sur une vidéo montrant comment se sortir d’un trou dans un lac gelé. Coïncidence ? Je n’aurai pas à mettre en pratique la vidéo, à mon grand soulagement.

   De retour au village, on décline l’offre de se faire ramener en voiture, préférant marcher jusqu’à notre maison. On observe ce village sur pilotis dans l’heure bleue, suivies par un beau husky pour une bonne partie du trajet. On ne l’a pas gardé, promis.

   Il est 17h et on est fatiguées comme après une journée de ski. On cuisine, on écoute un film; on ne peut pas toujours être en exploration. Puis le ciel est encore couvert, alors pas d’aurore ce soir.

 

Mardi

 

   La neige tombante apporte une couverture silencieuse à cet endroit déjà à part. J’avais eu une mauvaise première impression des inuits, que je trouvais froids et distants. Au contraire, la plupart nous sourient et nous disent bonjour quand on les croise dans la rue. Je ne suis pas sûre qu’une conversation serait facile, mais il y a une volonté de cohabitation cordiale.

   On se dirige vers la petite plage, accompagnées de deux chiens bien excités par le neige. La marée a créé des vagues figées de glace, comme si elle avait essayé de lutter contre l’hiver. On ne sait pas où s’arrête la plage et où commence le fleuve. Les chiens jouent à se bagarrer, faisant craquer la fine couche de glace sous leurs pattes. Ça fait comme un cliquetis, le frémissement de quelque chose qui frit dans une poêle, mais en froid. Au large, le courant transporte des blocs de glace assez rapidement. Kuujjuaq n’est pas aussi tranquille qu’on pourrait le penser.

   En traversant la ville, je remarque que toutes les maisons se ressemblent, et pourtant chacune est unique. Devant les portes, des quatre roues. Sur le côté, des barques. À la surveillance, un chien, ou un enfant qui joue. À l’heure du lunch, les rues se remplissent soudainement par le monde qui rentre chez eux manger.

    Je fais dans ma tête un pacte avec Kuujjuaq : montre moi une aurore boréale, sinon je te fais une mauvaise publicité en rentrant à Montréal. Pis tu sais, avec les réseaux sociaux, ça va vite, alors si tu as le sens des affaires, tu sais quoi faire.

   Notre promenade nous mène à la grande plage. De la glace en mouvement à perte de vue. C’est la rotation de la terre qui se déroule devant nos yeux. On reste là un moment, juste à regarder.

   On se décide finalement à partir pour aller chiller à l’épicerie, comme les locaux. Après l’achat d’une tasse souvenir, on profite d’une des trois tables de cantine à l’entrée pour se reposer et manger nos barres tendre/lunch. On s’attend à ce que quelqu’un vienne nous dire qu’on doit consommer une cuisse de poulet du comptoir de nourriture à emporter, mais non, on nous laisse décanter tranquillement.

   Notre marche continue vers la petite galerie d’art, qui sert aussi de magasin souvenir, où les expatriés viennent chercher une preuve de leur passage. De l’art inuit, qui me réconcilie avec les magasins du vieux Montréal que je pensais factices. De la gravure sur os de baleine et des dessins, mais qui ne me paraissent plus si fous. Tout se peut ici.

   Quand on rejoint Anne à son travail, elle nous offre du banik, un churros cuit dans de la graisse de béluga. Un de ses collègues inuits les prépare et les vend au bureau. C’est très bon, et grandement apprécié quand il est 17h et qu’on a pas vraiment mangé depuis le matin. Mais c’est juste un apéritif, puisqu’on passe commande chez Goo’s, le restaurant du village. Au menu : poutine, club sandwich et burger, qu’on va chercher dans ce qui ressemble à une roulotte, pour aller tout dévorer en gang chez une amie. Une autre soirée chaleureuse improvisée.

 

   En rentrant chez nous, Kuujjuaq a relevé mon défi et nous offre un beau ciel étoilé avec, oh surprise, une traînée verdâtre au loin. Ce n’est pas une aurore aussi grande et majestueuse qu’au planétarium, mais tout de même un beau serpent vert qui remue dans le ciel. On est tout excitées, et Émilie et moi décidons de fuir les lumières de la ville pour mieux l’observer. Je laisse mon trépied et ma caméra. L’aurore n’est pas assez grande pour bien rendre en photo, et j’ai peur de tout rater le temps de m’installer. Je préfère utiliser mes yeux. On monte un des vallons qui entourent le village, essayant de nous rapprocher du serpent. On ne sait pas où on va et on finit par traverser un cimetière. Pas sûre que profaner un cimetière indien soit de bonne augure… Je fonce sans m’arrêter, jusqu’à ce qu’Émilie me rappelle qu’il y a un risque de croiser un loup, et que ce ne serait pas une si belle rencontre! De toute façon, le ciel commence à se couvrir. La danse du serpent aura duré une bonne vingtaine de minutes, assez pour respecter ma part du contrat et de parler, en bien, de Kuujjuaq à mon retour.

 

Mercredi

 

   il fait beau ! Ça nous donne envie de retourner sur la plage pour la voir sous une autre lumière. Cette fois, le soleil de novembre, toujours bas et doré, donne l’impression que la banquise est sur le point de prendre feu. On se sépare un instant pour communier chacune de notre côté avec la vue et le silence.

 

   Mathieu nous propose de nous faire faire un tour au-delà des limites du village. On l’accompagne dans un premier temps à l’hôpital, où un de ses collègues pilote va se renseigner sur la possibilité de mettre un incubateur dans un avion, dans le cas d’un accouchement précipité lors d’un rapatriement. L’accès aux soins est assez limité ici, et il n’est pas rare de devoir se rendre dans le sud pour une assistance.

   Il nous emmène ensuite à un radar, en haut d’une montagne. Sur le chemin, il nous explique la raison de la présence de plusieurs bâtiments militaires; lors de la guerre froide et du rideau de fer, les États-Unis craignaient une invasion des russes par le 55ème parallèle. Les inuits étaient chargés, entre autre, de surveiller la présence de sous-marins ennemis et de renseigner l’armée. Maintenant, il y a un autre problème: le réchauffement climatique. La fonte de la banquise va créer dans un avenir pas si lointain un passage pour les bateaux par le nord, plus pratique pour certains que le canal du Panama. En ce moment se déroule une bataille pour l’appropriation de terres qui avant n’intéressaient personne.

   Du haut de la montagne, le village paraît tout petit face à la nature. La construction du radar lui-même paraît extravagante. D’où vient tout ce matériel ?

   La balade se poursuit en forêt, le long de la rivière Koksoak, vers le sud, sur une route désertique qui s’étend sur des kilomètres et des kilomètres au milieu des sapins. On croise des mini-refuges, de minuscules cabanes avec un petit foyer et du bois, pour s’abriter en cas de tempête.

    Il se remet à neiger, le soleil baisse et Mathieu commence à douter de la robustesse de l’auto pourtant adaptée à la région. Les déplacements ont l’air d’être un constant combat par ici. Il faut faire attention au relief, à la météo changeante, à la lumière…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

   Il nous emmène ensuite au staffhouse de sa compagnie aérienne. C’est une grande maison au bord de l’aéroport, pour loger les pilotes en mission dans le nord. On y croise Ludvig et Éric, qui finissent leur formation. On joue tous au ping pong et je ne suis clairement pas de poids. Ils ont beaucoup de temps pour s’entraîner.

 

   Grosse soirée en perspective, Anne nous emmène au lounge, le bar du gros hôtel. On est peu nombreux et la déco est incertaine entre un club de chasse, la cage aux sports ou l’espace VIP des aéroports. Le pichet de bière coûte 20$, bien moins cher que ce dont je m’attendais. C’est peut-être une question de date de ravitaillement. On enchaîne avec le Nunagolf, qui ressemble à un appartement d’étudiants reconverti en bar. Il y a un recoin pour putter des balles sur un écran, mais c’est fermé parce que ce soir, c’est karaoké. Des cibles pour fléchettes sont accrochées à un mur, qu'il faut lancer par dessus les têtes des clients assis à la table juste devant; l’espace est maximisé. Il n’y a que des Blancs ici. Le troisième et dernier bar de la ville est le préféré des Inuits et apparemment, il est rare d’y passer une soirée tranquille sans bagarre ou débarquement de la police. L’alcool est malheureusement un fléau dans la communauté, et les conditions n’aident pas à en échapper. L’isolement peut être terrible pour certains, surtout pour ceux qui n’ont pas droit aux primes d’éloignement et billets d’avion offerts par leur travail.

 

   Je n’ai pas envie de partir. Notre accueil a été incroyable et la chance d’avoir des billets à ce prix ne se reproduira probablement pas. Plus qu’ailleurs où j’ai pu aller dans le monde, j’ai l’impression que je n’aurai jamais la chance de revenir… à 2h30 de vol de Montréal.

 

 

Jeudi

 

   Hier, on a appris que nos billets d’avion magiques sont des standby, c’est à dire qu’on peut monter seulement s’il reste des places. On a eu de la chance à l’aller car c’était dimanche et que les entreprises font voyager leurs employés en semaine. En plus, il n’y a pas de vol direct aujourd’hui, il faut passer par Puvirnituq, au nord ouest du Nunavik. À l’aéroport, on nous dit qu’il n’y a pas de problème pour le premier vol, mais les deux avions qui partent de Puvirnituq vers Montréal aujourd’hui sont complets, et il y a cinq personnes en attente avant nous. Pareil pour demain, et samedi. Heureusement, ma journée de travail de demain a été annulée, mais Émilie part samedi pour la France.

   Option 1: on attend à Kuujjuaq, où on a un hébergement, mais pas de vol en vue.

  Option 2: on va à Puvirnituq, mais si on reste coincées là-bas, on doit soit trouver à se faire héberger, soit payer 1400$ un billet pour revenir à Kuujjuaq, et se retrouver à l’option 1.

   La femme à l’enregistrement a un discours très mélangeant mais nous conseille d’aller à Puvirnituq. C’est pas impossible qu’on ait des places. Mais c’est pas non plus impossible qu’on reste coincées dans un village de 1800 habitants, encore plus isolé au nord… On prend une chance avec l’option 2. En attendant notre vol, on croise Mathieu et Ludvig, qui vient de passer son examen final. Mathieu prend les choses en charge et fait déplacer un de ses collègues, qui sera sur notre deuxième vol, sur un siège en cockpit, pour en libérer un dans la section passagers. Il se met aussi sur le cas de nous trouver un endroit où dormir à notre connexion, dans le cas où on ne peut pas décoller (il y a vécu quelques années et y a encore des contacts).

 

   On embarque. Pendant que Ludvig (qui rentre aussi à Montréal) fait son débriefing pour sa note finale, on prend chacune un hublot et on reste face collée à la vitre comme deux enfants qui regardent le chien du voisin par la fenêtre. Le nord ! Qu’est-ce qui arrive à pousser, à vivre dans la neige? Je contemple ce paysage simplifié, monochrome en relief, qui devient vite nu d’arbres. Nu tout court. J’aperçois parfois des traces de skidoo et imagine quel aventurier a pu les faire ?

   Une heure plus tard, on arrive à Puvirnituq, mot qui signifie “ville qui sent la putréfaction”, du au fait que des animaux échouaient là pour mourir. C’est apparemment le village qui a le plus haut taux de suicide au Nunavik… C’est un tout petit village qui, comme tous ceux de la région, est uniquement accessible par avion. Pas de végétation, juste du blanc tout autours. En sortant de l’avion, on se sent comme si on débarquait au milieu de l’Arctique. On ressent un mélange d’excitation et d’angoisse. La femme au comptoir d’enregistrement nous dit d’attendre jusqu’à quinze minutes avant le vol pour connaître la suite de notre voyage, mais n’y croit pas vraiment. On passe l’heure suivante en silence. Je suis très partagée entre l’envie de relever le défi de me trouver un logement et de survivre au Nord, et le désir d’être confortable chez moi dans quelques heures.

   

     

Pour la deuxième fois (et dans la même année), je demande à ma grand-mère de me rendre service du ciel, si elle peut faire une de ses fameuses tartines de roquefort à la personne responsable de notre sort. Cinq minutes plus tard, on est quinze minutes avant le vol. Je me présente au comptoir. La femme me regarde avec étonnement. “on ne vous a pas appelées? J’ai vos billets.” Puis elle me tend deux billets avec la grosse étampe rouge qui signifie qu’on aura les restants des repas puisqu’on a pas payé cher. Cette étampe rouge qui remplace nos billets standby m’enlève un gros poids et je les agite sous le nez d’Émilie, qui se remet à respirer elle aussi, puis devant Ludvig qui a l’air rassuré pour nous. Facile à dire maintenant, mais j’aurais aimé voir de quoi j’aurais été capable, seule perdue ici.

   On prend encore chacune notre rangée, près d’un hublot. Au final, il y a bien cinq places de libres dans cet avion supposé être plein… Je donne les boulettes de viandes de mon plateau repas à ma voisine qui, en échange, me gratifie des légendes de Puvirnituq (elle y travaille un mois sur deux depuis dix ans). Par exemple, elle me raconte que les chiens ont été remplacés par les skidoos. Le village est mal réputé, car quand les Blancs ont imposé un partage des terres, les différentes communautés y ont envoyé leurs mauvais individus. Personne ne voulait habiter la ville qui sent la putréfaction, mais personne ne voulait, non plus, la laisser aux colonisateurs. Quand il y a trop de chiens, les habitants appellent le dogkiller, qui tue tous ceux dont les maîtres n’ont pas mis de foulard autours du cou. Je n’ai pas tant la possibilité d’en vérifier la véracité, mais les légendes, c’est fait pour faire travailler l’imagination.

 

   On est supposées faire une escale à mi-chemin à La Grande, pour faire vérifier nos valises. Il n’y a pas de scanners à Puvirnituq, et on ne peut atterrir à l’aéroport de Montréal sans validation. Mais à cause du mauvais temps, on ne s’arrêtera pas, ce qui raccourcit de beaucoup notre trajet. Quand ma grand-mère travaille, elle ne fait pas les choses à moitié. À la place, on atterrit sur une piste à dix minutes de navette de l’aéroport de Montréal. Avec nous, il y a un garçon d’environ 6 ans qui j’imagine quitte le Nunavik pour la première fois. Il a passé les vingt dernière minutes du vol à essayer d’intégrer toutes les lumières de la ville qu’il voyait depuis le ciel, demandant à se mère combien il y a d’habitants à Montréal. Je pense qu’il ne sait pas compter jusqu’à quatre millions. Tout l’émerveille, et nous aussi. Trois heures plus tôt, on aurait pas cru voir Montréal aujourd’hui.

 

   On prend la navette en silence, car notre coeur est encore dans le Nord.

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SIA
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